4.
J’étais presque malade lorsque nous arrivâmes à la maison. Mes frères me portaient. Et, devant la porte, qu’avons-nous vu ?
Deux autres prophètes, mais d’un naturel calme, qui se contentaient généralement de répéter les antiques paroles de Jérémie transmises d’Égypte. Les accompagnait une vieille femme redoutée et méprisée de tous. Elle s’appelait Asenath et appartenait à notre tribu. Elle était chiromancienne. Ces choses-là étaient interdites, que le grand roi Saul eût ou non convoqué Samuel par l’entremise de la pythonisse d’Endor, mais il arrivait à tous d’aller parfois solliciter son aide. Elle avait connu ma mère et mes grands-parents, elle n’était pas une ennemie, juste une femme de réputation douteuse, capable aussi bien de concocter des poisons que de fabriquer des philtres d’amour.
Elle avait des cheveux blancs et hérissés, et des yeux bleus que l’âge avait rendus plus vifs au lieu de les décolorer. Une expression de grand triomphe se lisait sur son long visage ridé. Elle était toute vêtue d’écarlate, un écarlate de défi, enveloppée de soieries comme une prostituée égyptienne. Elle tenait un bâton recourbé en forme de serpent, peu différent des bâtons des prophètes. Elle m’interpella.
— Azriel, viens avec moi. Ou laisse-moi entrer.
Toute la maisonnée était déjà dehors dans la cour pour lui crier à travers la grille de s’éloigner, vieille sorcière. Mes frères lui enjoignirent de partir, mais à ma surprise mon père lui dit :
— Entre, Asenath, entre.
Ensuite, je me souviens d’avoir écouté les gens parler, étendu sur mon lit. Mes frères voulaient savoir comment diable je m’étais fourré là-dedans, comment j’avais pu prendre pour Mardouk ce démon si visiblement démon, et pourquoi je ne leur avais pas parlé de mes entretiens avec d’autres dieux ! Mes sœurs répétaient sans cesse : « Laissez-le tranquille ! » L’espace d’un instant je crus voir le fantôme de ma mère, mais peut-être n’était-ce qu’un rêve.
Tous les oncles et les Anciens étaient rassemblés dans les salles des scriptoria qui longeaient la cour sur la moitié de sa longueur. J’ignorais où se trouvait mon père.
Finalement, il m’envoya chercher. Mon frère me redressa, me fit lever, et me conduisit à lui. Il nous fallut franchir une porte déplaisante pour pénétrer dans une petite antichambre s’ouvrant sur la salle des ancêtres où, autrefois, les Assyriens et les Akkadiens vivant dans cette même maison avaient enseveli leurs morts. Ils y célébraient leur culte païen, et nous n’avions jamais fait disparaître des murs les effigies de leurs prêtres, de leurs prêtresses et de leurs ancêtres. La superstition nous en empêchait car, tout païens qu’ils fussent, leurs ossements gisaient sous le dallage.
La pièce contenait trois sièges, de simples chaises en cuir avec des pieds croisés et peints, mais nos plus belles. Il y avait aussi trois lampes sur pied, où brûlaient des mèches trempées dans l’huile d’olive, donnant à cette salle un éclat splendide et effrayant.
La vieille Asenath était assise sur un des sièges, mon père sur un autre ; ils chuchotaient. À mon arrivée, ils se turent. Je pris place sur la dernière chaise et mes frères nous laissèrent. Nous étions seuls parmi les Assyriens en effigie, à la lumière frémissante de ces lampes, dans ce lieu étouffant. Je fermai les yeux, puis les rouvris, m’efforçant délibérément de voir les morts comme je les avais vus avec Mardouk. L’espace d’un instant je les aperçus, tels des spectres répandus dans toute la pièce, qui semblaient se traîner, murmurant et me montrant du doigt ; je secouai alors la tête en ordonnant : « Disparaissez. »
Asenath, d’une voix très jeune pour une aussi vieille mégère, se moqua de moi.
— Tu as appris ces manières impérieuses en compagnie du grand dieu Mardouk, n’est-ce pas ? Je gardai le silence. Elle poursuivit : Quoi ? Tu n’es pas loyal envers ton dieu en présence de ton père ? Cela ne m’étonne pas. Tu crois être le premier Hébreu à adorer les dieux babyloniens ? Autour de Jérusalem, les collines sont couvertes d’autels où les Hébreux célèbrent encore des cultes de dieux païens.
— Qu’est-ce que cela signifie, vieille femme ? répliquai-je, surpris de ma colère et de mon impatience. Viens-en au fait. Qu’as-tu à me dire ?
— À toi, rien. Tout ce que j’avais à dire, je l’ai confié à ton père. À toi de faire ton choix. Voici dix ans que la Procession n’a pas été célébrée, mais voilà bien plus longtemps que n’a pas été accompli le vrai miracle de la Procession. Les vieux prêtres savent comment s’y prendre ; mais ils ne savent pas tout. Pour se procurer ceci – elle tira un paquet de sous ses vêtements –, ils me donneraient n’importe quoi. Et ils me le donneront.
Elle brandissait une antique enveloppe d’argile sumérienne ; la tablette, à l’intérieur, n’avait donc jamais été touchée.
— Que m’importe le vrai miracle de la Procession ?
Mon père me fit signe de me taire.
Elle remit entre les mains de mon père l’enveloppe d’argile avec sa tablette secrète.
— Cache-la ici avec les ossements des Assyriens, ordonna-t-elle. Elle rit. Souviens-toi de ce que je t’ai dit : pour l’avoir, ils te donneront Jérusalem ! Obéis-moi. Ils m’ont déjà envoyé chercher. Sans moi, ils ne savent pas comment mélanger l’or. Je les aiderai, mais quand ils me réclameront la tablette, elle sera en sécurité chez toi.
— Qui t’a donné cette tablette si précieuse, Asenath ? demandai-je d’une voix sarcastique, irrité et impatienté par toute cette histoire.
Je n’avais jamais vu mon père aussi grave ; ce qui ne me plaisait pas du tout.
— Eh bien, regarde-la, scribe, érudit, petit malin ! dit-elle. À quand penses-tu qu’elle puisse remonter ?
— Mille rois ont régné depuis lors, répondis-je. Elle est aussi ancienne qu’Ourouk !
C’était aussi impressionnant que de vous dire aujourd’hui en anglais : cet objet a deux mille ans. Elle acquiesça.
— Elle m’a été donnée par le prêtre qu’ils ont mis à mort. Pour se venger.
— Je veux lire l’extérieur, réclamai-je.
— Non ! Non ! Elle se leva, prenant appui sur son bâton en serpent, et déclara à mon père : Souviens-toi, il y a deux moyens de procéder. Je te donne mon avis. S’il s’agissait de mon fils, je leur donnerais cette tablette. Je la remettrais entre les mains du plus ambitieux, du plus aigri, du plus désireux de partir d’ici : Remath, le jeune prêtre. Réfléchis bien. Tu tiens ton peuple entre tes mains.
Puis elle se retourna, brandit son bâton, et les portes s’ouvrirent, seules. Elle s’adressa à moi :
— Tu es le plus privilégié, car je renonce pour toi à ma seule chance de devenir immortelle. Si je gardais cette tablette et en suivais les instructions, je pourrais m’élever au-dessus du monde et des morts errants avec la force d’un grand esprit.
— Pourquoi ne le fais-tu pas ?
— Parce que tu peux sauver ton peuple. Tu peux nous sauver tous. Tu peux nous ramener à Jérusalem, et pour cela tu mérites quelque chose, oui… d’être un ange ou un dieu.
Je me levai d’un bond, essayant de la retenir pour en apprendre davantage, mais elle sortit d’un pas décidé, dispersant la famille de ses folles menaces. Elle traversa les antichambres, la porte s’ouvrit sous son bâton, et elle fut dehors, flamboyante de soie rouge.
Je regardai mon père. Toujours assis, il tenait à la main la tablette enveloppée et me contemplait de ses grands yeux emplis de larmes. Je n’avais jamais vu son visage aussi figé. Le chagrin, la souffrance et la peur lui étaient d’ordinaire si peu familiers que les muscles de son visage ne parvenaient pas à les retraduire.
— De quoi parle-t-elle, père ?
Il ne répondit pas. Il pressait l’enveloppe d’argile sur sa poitrine, réfléchissant. Par la porte béante, j’aperçus mes frères qui nous guettaient, puis ma sœur entra pour proposer :
— Père, frère, voulez-vous du vin ?
— Il n’y a pas au monde assez de vin pour m’enivrer, déclara-t-il. Ferme la porte.
Ma sœur obtempéra. Il se tourna brusquement vers moi, les lèvres sèches. Il déglutit avant de me demander :
— Était-ce réellement Mardouk, avec toi, ou bien un esprit qui prétendait être Mardouk ?
— C’est la vérité, père. Je converse avec lui depuis mon enfance. Dois-je être puni pour cela ? Que va-t-il arriver ? Quelle est cette histoire avec Remath, le prêtre ? Le connais-tu ? Pas moi.
— Tu le connais, répliqua-t-il. Tu ne t’en souviens simplement pas. Le jour où Mardouk t’a souri, quand tu étais enfant, Remath se tenait dans l’angle de la salle du banquet. Il est jeune, ambitieux, plein de haine envers Nabonide, et il déteste assez Babylone pour vouloir s’en aller.
— En quoi cela me concerne-t-il ?
— Je ne sais pas, mon fils, si beau et tant aimé. Tout ce que je sais, c’est qu’Israël te supplie d’accéder aux demandes des prêtres de Mardouk. Quant à cette tablette cachée, là ? Je n’en sais rien. Je n’en sais vraiment rien.
Il sanglota longuement. J’étais tenté de lui arracher la tablette secrète. Soudain, je le fis. Je lus en sumérien : « Pour créer le Serviteur des Ossements ».
— Qu’est-ce donc, père ?
Il se retourna, défiguré par les larmes, essuya sa barbe et ses lèvres mouillées, et reprit la tablette.
— Remets-t’en à mon jugement, déclara-t-il à voix basse, puis il se leva et longea le mur, à la recherche de pierres descellées ; il trouva ce qu’il cherchait, une cachette, où il dissimula la tablette.
— « Pour créer le Serviteur des Ossements », répétai-je.
— Nous devons monter au temple, mon fils. Au palais. Des rois nous y serviront. Des accords ont été passés. Des promesses échangées. Puis il m’étreignit et m’embrassa lentement sur tout le visage, me baisa la bouche, le front, les yeux. Lorsque Yahvé ordonna à Abraham d’amener Isaac pour le sacrifier, notre ancêtre Abraham a obtempéré, murmura-t-il.
— C’est ce que nous disent la tablette et les manuscrits, père, mais Yahvé t’a-t-il demandé de me sacrifier ? Yahvé t’a donc parlé, avec Énoch et Asenath et tous les autres ? Est-ce ce que tu veux me faire comprendre ? Père, tu portes mon deuil. Je suis déjà mort dans ton esprit. Que se passe-t-il ? Pourquoi dois-je mourir ? Ce qu’ils veulent, c’est que je renonce personnellement au dieu, que je dise au roi que le dieu lui est favorable ! Si c’est un acte héroïque qu’il leur faut, je l’accomplirai ! Mais, père, ne pleure pas sur moi comme si j’étais mort !
— C’est un acte héroïque, acquiesça-t-il. Mais il faut être très, très fort pour l’accomplir. Il faut de l’endurance, de la conviction, et un grand cœur empli d’amour. Pour notre peuple et notre tribu, pour notre Jérusalem perdue, et le temple qui y sera construit en l’honneur de l’Éternel. Si je pensais pouvoir aller jusqu’au bout de l’exploit, je le ferais. Tu peux te retourner contre nous, tu peux dire non, tu peux fuir. Mais les prêtres de Mardouk te veulent, mon fils. Ils te réclament. D’autres aussi, plus puissants qu’eux encore. Ils savent que tu es plus fort que tes frères !
Sa voix se brisa.
— Je comprends, dis-je.
— Tu es le seul qui puisses me pardonner de te condamner à un tel destin.
J’étais atterré. Je le dévisageai, regardai ses yeux larmoyants, et déclarai :
— Tu sais, père, peut-être as-tu raison, tout au moins sur ce point. Je pourrais tout te pardonner. Parce que je te connais, et je sais que tu ne me ferais pas de mal.
— Non, jamais, Azriel. Sais-tu quel sens revêt pour moi ton enlèvement, celui de ta future épouse et de ta future descendance ? Ah ! qu’importe. Pardonne-moi, mon fils, pour ce que je fais. Pardonne-moi. Je t’en supplie. Avant que tout ne commence, avant que nous n’allions au palais pour entendre les mensonges et regarder la carte, pardonne-moi.
Il était mon père. Il était doux et bon, et submergé de chagrin. Je n’eus guère de mal à l’entourer de mon bras comme s’il était mon petit frère, et à lui dire :
— Père, je te pardonne.
— Ne l’oublie jamais, Azriel. Lorsque tu souffriras, que les heures s’étireront, dans la douleur, pardonne-moi… pas seulement pour moi, mon fils, mais pour toi-même !
On frappa. Des prêtres du palais étaient là.
Nous nous sommes aussitôt levés en nous essuyant le visage, et sommes sortis dans la cour.
Remath était là, et à peine l’eus-je vu que je le reconnus, comme l’avait annoncé mon père. Je n’avais jamais beaucoup parlé avec lui, car il était véritablement aigri. Il haïssait Nabonide au-delà de toute expression, pour n’avoir pas donné au temple de Mardouk tout ce qu’il aurait dû. Il détestait tout le monde. Il rôdait habituellement dans les parages du temple et du palais. Il était habile ; je le savais. Et très impatient. Il était jeune et intelligent.
Il nous examinait, les yeux enfoncés dans leurs orbites comme s’ils étaient sculptés dans la chair blanche. Son long nez étroit lui donnait l’air dédaigneux. Pour le reste, il ressemblait aux autres prêtres : abondance de boucles noires et robes très raffinées tombant sur des sandales ornées de pierreries. Il s’approcha de mon père et lui demanda :
— Asenath te l’a confiée ?
— Oui, répondit mon père. Mais cela ne signifie pas que je vais te la donner.
— Tu serais stupide de ne pas le faire. Quoi qu’il arrive, ton fils ira sous terre. À quoi bon ?
— Ne m’insulte pas, vil païen ! répliqua mon père. Accomplissons ce qui doit être accompli. Allons.
D’autres prêtres nous attendaient ; dehors, nous trouvâmes des litières richement ornées qui nous portèrent au palais, chacun dans la sienne. Je m’y étendis en essayant de comprendre.
— Mardouk, m’aideras-tu ? murmurai-je.
Mardouk répondit :
— Je ne sais pas quoi te dire, Azriel. Ce que je sais, c’est que, lorsque tout sera consommé, je serai toujours là. Je parcourrai les rues de Babylone en quête d’yeux qui puissent me voir, de prières et d’encens qui puissent m’éveiller. Mais où seras-tu, Azriel ?
— Ils vont me tuer. Pourquoi ?
— Ils te le diront. Tu verras tout. Mais je puis t’assurer d’une chose : si tu refuses de faire ce qu’ils te demandent, ils te tueront de toute façon. Ils tueront sans doute aussi ton père, car il connaît la machination.
— Je comprends. J’aurais dû m’en douter. Ils ont besoin de ma collaboration et, si je la leur refuse…, mieux vaudrait pour moi qu’ils ne me l’aient jamais demandée.
Mardouk resta silencieux, mais je sentais son haleine et je savais qu’il était proche. Il n’était pas matériel, mais peu importait. Nous étions encore plus proches dans l’obscurité de cette litière, transportés, rideaux tirés, à travers les rues pavées de Babylone.
— Mardouk, peux-tu m’aider à me sortir de là ? demandai-je.
— J’y réfléchis depuis des heures et des heures, depuis que ton prophète a vomi ses saletés sur moi. Je me demande : Mardouk, que peux-tu faire ? Mais, vois-tu, Azriel, sans ta force, je suis faible. Je peux être le dieu d’or sur son trône, la statue dressée qu’on promène en procession, c’est tout. Les enveloppes qu’ils possèdent déjà. Si je m’enfuyais avec toi… si nous nous échappions, où irions-nous ?
Un son étrange emplit le petit compartiment. Il pleurait. Soudain :
— Azriel, dis-leur non ! Refuse leurs sales desseins. Refuse-les. Ne le fais pas, ni pour Israël, ni pour Abraham, ni même pour Yahvé. Refuse.
— Et meurs.
Il ne répondit pas.
— De toute façon je vais mourir, n’est-ce pas ?
— Il y a un autre moyen.
— Asenath et la tablette ?
— Oui, mais c’est terrible, Azriel. J’ignore si elle renferme la vérité. Cette tablette est plus ancienne que moi, plus ancienne que Mardouk et plus ancienne que Babylone ; elle provient de la cité d’Ourouk. Peut-être même d’avant. Que puis-je te dire ? Connais-toi toi-même. Tente ta chance !
— Mardouk, ne me quitte pas. Je t’en prie.
— Je ne te quitterai pas, Azriel. Tu es l’ami le plus cher à mon cœur. Je ne te quitterai pas. Fais-moi apparaître si tu as besoin que je les effraie ou que je les arrête. Fais-moi apparaître, et j’essaierai. Mais je ne te quitterai pas. Je suis ton dieu, et je serai avec toi.
Nous étions arrivés au palais. On nous fit entrer par une porte privée, et nous fûmes invités à sortir de nos litières pour gravir le grand escalier d’or et de briques vernissées, franchir les somptueuses tentures qui séparaient deux salles immenses. Nous marchions en silence, mon père et moi, à la suite du prêtre. On nous mena ainsi dans la salle royale où Balthazar rendait chaque jour une parodie de justice, et où ses sages lui rapportaient d’heure en heure ce que leur révélaient les astres. On nous fit entrer dans de petits appartements raffinés que je ne connaissais pas.
Je vis qu’un sceau antique avait été brisé pour ouvrir les portes. Les serviteurs avaient accompli leur office : partout ce n’étaient que luxe inouï, somptueux tapis, coussins, tentures ; des lampes étaient suspendues aux poutres du plafond, l’huile était douce, et la lumière brillait.
Une table était dressée au centre de la pièce. Derrière les hommes attablés se tenaient deux de mes oncles, dont celui qui était sourd – qu’il n’ait pas de nom – et les Anciens d’Israël en captivité, ainsi qu’Asenath et le prophète Énoch.
Je ne me permis que progressivement de regarder ceux qui étaient attablés, bien que nous fussions placés face à face, tandis que les serviteurs s’affairaient à tirer en arrière les sièges dorés.
Je vis notre misérable régent, Balthazar, qui paraissait abruti de boisson et terrifié ; il marmonnait tout seul à propos de Mardouk, et je me rendis compte alors que je regardais Nabonide, le vieux Nabonide, notre vrai roi, resté absent pendant près de la moitié de mon existence. Notre vrai roi était assis là, dans tout son apparat, mais pas sur un trône, seulement à une table. Ses grands yeux humides étaient morts, déjà vides. Il me sourit en murmurant : « Vous en avez choisi un qui est bien joli… joli comme le dieu. »
« Assez joli pour être un dieu ! » s’exclama une voix. J’observai ce bel homme en face de moi, plus grand que tous les autres, plus mince qu’aucun de nous, avec des cheveux noirs bouclés, mais plus courts que les nôtres, une moustache titillée, et une courte barbe.
C’était un Perse. Les hommes qui l’entouraient étaient des Perses. Ils portaient des robes semblables aux nôtres, mais d’un bleu royal, incrustées de pierreries et brodées d’or ; ils avaient les doigts couverts de bagues, et les vases placés devant eux étaient ceux de notre temple !
C’étaient des hommes de cet empire de Perse qui nous conquérait, qui nous tuait. Toutes les étranges prédictions d’Énoch me revinrent et je le vis me dévisager, avec un sourire presque espiègle, tandis qu’Asenath paraissait éperdue d’admiration.
— Assois-toi, jeune homme, déclara l’homme de haute et robuste stature. Les yeux de cet homme si beau et si rayonnant de puissance semblaient rire. Je suis Cyrus. Je veux que tu sois à l’aise.
— Cyrus ! m’exclamai-je.
C’était donc là Cyrus, le roi achéménide, qui avait déjà conquis la moitié du monde ! Qui avait réuni les Mèdes aux Perses, et qui voulait prendre Babylone. L’homme qui avait épouvanté toutes les cités alentour.
J’aurais dû me prosterner devant lui, mais personne ne le faisait, en outre, il avait dit d’une voix claire, en excellent araméen, que je devais me sentir à l’aise.
Très bien. Je le regardai en face. Après tout, me disais-je, je vais mourir. Alors, pourquoi pas ?
Mon père prit le siège libre à côté du mien.
— Azriel, mon garçon, dit Cyrus, la voix pleine de verve et de bonne humeur. Voilà des jours que je suis à Babylone. Mes soldats sont répandus par milliers dans la ville. Ils sont entrés peu à peu, par de nombreuses portes. Les prêtres le savent. Ton roi bien-aimé Nabonide lui-même le sait – et que les dieux le gardent longtemps en bonne santé. Il adressa un généreux hochement de tête au vieux roi soupçonneux et mourant. Tous les régents de ton roi et ses officiers savent que je suis ici. Tes Anciens, tu les vois. N’éprouve aucune crainte. Réjouis-toi. Ta tribu sera riche et vivra à jamais, et ils rentreront chez eux.
— Ah, et cela dépendra de ce que je ferai ? demandai-je.
Je n’aurais pas su dire alors pourquoi je lui manifestais tant de froideur et de dédain. Il était impressionnant, mais humain, et jeune. Et quoi qu’il eût accompli, il était pour moi un païen, et pas même babylonien. Je lui marquai donc de la froideur.
Il eut un sourire muet et appréciateur. J’insistai :
— Tout dépendra donc de ce que je ferai ? Ou bien ta volonté, grand roi, est-elle près d’être obéie ?
Cyrus se mit à rire, le regard joyeux et pétillant. Il avait la vigueur d’un roi, mais pas la démence. Il était jeune et il avait bu le sang de l’Asie. Il était vigoureux et victorieux.
— Tu parles hardiment, me dit-il d’une voix généreuse. Tu as le regard hardi. Tu es l’aîné de ton père, n’est-ce pas ?
— Pour les trois jours requis, déclara l’un des prêtres, il devra être très fort. Et hardi.
— Mettez un autre siège à cette table, réclamai-je. Avec votre permission, grand roi Cyrus, roi et seigneur Nabonide, régent et maître Balthazar. Placez-la ici, à l’extrémité.
— Pourquoi, et pour qui ? s’enquit poliment Cyrus.
— Pour Mardouk. Pour mon dieu qui m’accompagne.
— Notre dieu n’est pas à ton service ! gronda le grand prêtre. Il ne va pas descendre de l’autel pour toi ! Tu n’as jamais vu notre dieu, jamais, tu n’es qu’un Juif menteur, tu…
— Tais-toi, maître ! interrompit Remath d’une petite voix. Il a vu le dieu et il lui a parlé. Le dieu lui a souri. S’il invite le dieu à prendre place, il est très probable que le dieu viendra.
Cyrus sourit et secoua la tête.
— Cette cité est merveilleuse ! Je vais adorer Babylone. Je ne voudrais pas y faire de mal à une pierre. Ah, Babylone.
J’aurais pu rire de sa malice, de son irrespect pour les Anciens et pour les prêtres, de sa désinvolture et de son esprit. Mais le goût de rire m’était passé. Contemplant la lumière des lampes, je songeais : « Je vais mourir. »
Une main toucha la mienne. Vaporeuse, invisible. Celle de Mardouk. Il avait pris ce siège à ma gauche ; transparent, doré, et rayonnant de vie. Mon père était placé à ma droite ; il cacha son visage dans ses mains pour sangloter à fendre l’âme. Comme un enfant.
Cyrus le regardait avec patience et compassion.
— Commençons, décréta le grand prêtre.
— Oui, dit Énoch. Allons-y !
— Pour ces hommes, ces Anciens, ces prêtres, cette prophétesse, apportez des sièges afin qu’ils soient à l’aise, lança Cyrus. Il me sourit. Nous sommes tous ensemble dans cette affaire.
Je me tournai vers Mardouk.
— Vraiment ?
En silence, ils me regardèrent interroger mon dieu invisible.
— Je ne sais pas quoi te conseiller, répondit Mardouk. Je t’aime trop pour prendre le risque de me tromper. En outre, je n’ai pas de bonne réponse.
— Reste, alors.
— Jusqu’à la fin, promit-il.
Les sièges furent promptement apportés ; les Anciens s’assirent tranquillement à nos côtés, près de ce conquérant perse qui avait affolé les Grecs et qui, maintenant, convoitait notre cité, près de ce monarque qui s’était déjà approprié tout ce qui nous appartenait – sauf la ville.
Seul le prêtre Remath s’appuya, un peu plus loin, contre une colonne dorée. Le grand prêtre lui avait enjoint de partir, mais il avait ignoré l’ordre et s’était laissé oublier. Il nous observait, mon père et moi, et je me rendis compte qu’il voyait Mardouk. Pas très clairement, mais il le voyait. Remath alla s’adosser à une autre colonne, derrière Cyrus, afin de nous observer tous les trois. Les soldats de Cyrus se tenaient prêts à commettre un massacre. Remath fixa un regard froid et calculateur sur le siège apparemment vide, puis il me dévisagea.